Puisque Sana s'y met... Moi aussi avec cette courte nouvelle (en dehors de Sana et de quelques autres personnes, pas grande monde ne l'a lue..)
Le Pianiste :
Encore une nuit à jouer du piano dans ce rade glauque du sud de la ville. La dernière. C’est la dernière, elle me l’a promis.
Je jouais ici depuis trop longtemps maintenant, je ne me souviens même plus de ma première fois. Pourtant, tout le monde dit que c’est inoubliable. Je sais juste que c’est toujours le même vieux piano qui se trouve sous mes doigts. Les touches grincent, certaines sont collées mais je m’en fous, personne ne m’écoute.
Ma cigarette aux lèvres, je peux voir le reflet de mon visage dans le verre de raide posé sur le dessus du piano. Et je me dis que les années n’ont pas été tendres avec moi. J’ai l’air plus vieux que je ne le suis en réalité.
Chaque nuit après la fermeture, je me couche avec des remords plein la tête et le matin, en début d’après-midi plutôt, je me lève avec un goût de mort dans la bouche. Vous voyez de quoi je parle. Ce mélange de poussière, de, désolé, vomi qui persiste et ne part que lorsque vous vous lavez les dents pour la troisième fois. Je ne dois plus en avoir pour très longtemps.
Mais elle me l’a promis, je ne crèverais pas ici, comme un vieux mannequin de cire agrippé à son piano. Ma dernière nuit.
Et mon regard balaye la salle et ce sont toujours les mêmes visages, chaque nuit depuis… Trop longtemps oui, c’est vrai, j’avais encore oublié. Un ramassis de gens usés par la vie et qui ont décidé d’arrêter de lutter. Des gens bien en somme, même si aucun d’entre eux ne m’écoute jouer tellement ils sont lancés dans leur rituel nocturne. Ce que je vois là, c’est ce que donne le mélange de vies ratées, de coups d’un soir, d’alcools et de solitude… Le cocktail le plus raide qui soit.
Et mes longs doigts dansent sur les touches de ce vieux piano anonyme tandis que j’attrape mon whisky d’une main et que je vide le verre d’un trait. Ma gorge en a vu d’autres. Tant pis si je me plante puisque de toute façon, ici et maintenant, personne ne m’écoute. Je fais signe à Sal de m’en remettre un. J’ai bientôt fini.
Mary, c’est la seule. Quand elle est entré la première fois je me suis dit qu’elle avait du se tromper d’endroit. Et elle est revenue. Elle s’asseyait juste en face de moi et elle, elle m’écoutait. Moi, je la regardais distraitement comme le faisait certains acteurs dans les années 50. Le Mitchum des bars rances de cette ville minable en quelque sorte… Sourcils plissés et demi-sourires.
Les gros doigts pleins de graisse de Sal posent mon verre à côté des autres et je lui fais un signe de la tête pour le remercier. Il grogne et il part. Il va me manquer.
Mary donc. La première fois où elle m’a parlé, puisqu’on en est à parler des premières fois, c’est quand je regagnais ma voiture à la fermeture il y a quelques mois de ça. Elle était pieds nus et tenait ses chaussures à la main.
Oh désolé, Sal me fait signe du bar. En langage de poivrot, il me dit que quelqu’un veut me parler au téléphone. Elle, peut-être.
Je coupe là dans mon répertoire de vieux standards que tout le monde a oublié et je me traîne jusqu’à Sal qui m’attend en tenant le combiné.
« Robert Mitchum, j’écoute.
- C’est moi.
- Oh Mary, content de t’entendre, comme toujours.
- Je serais peut-être en retard mais tu peux aller m’attendre à l’appartement.
- Mais c’est toi qui a la voiture trésor. Enfin, pas de problème.
- Ok. A plus tard alors. »
Et elle raccroche. Elle avait de la peur dans la voix. Je reprends un verre et je retourne derrière mon piano. Personne n’aura remarqué l’absence de musique j’imagine. Je reprends Stella By Starlight, ça, il y en a encore qui connaissent. Encore trente minutes et encore trente de plus pour aller à l’appart’ à pied.
Là, tel que vous me voyez, j’ai déjà été marié deux fois. La première fois, on est allé trop vite. La deuxième, pas assez. Je vous laisse méditer là-dessus. On devrait jamais avoir à se marier. Encore une institution d’hypocrites… Enfin, trêves de digressions.
Mary, je l’ai déjà dit, c’était autre chose. En tant qu’artiste raté, c’était tout ce dont j’estimais avoir besoin. Si vous avez déjà été « artiste raté », vous voyez déjà ce que je veux dire, sinon, c’est que vous êtes passés à côté de quelque chose de… Vrai.
Allez, encore des digressions… Donc, disons qu’il n’y a qu’une personne. Et bien cette personne, c’est Mary. Pourtant je ne verse pas dans le romantisme mais bon, c’est pour vous donner une idée.
« Hey ! Joue nous My Funny Valentine ! »
Lui, c’est Bert’. Evidement, ce n’est pas son vrai nom. Enfin, j’espère hé hé hé.
My Funny Valentine… Pas joué depuis une éternité. Allons-y, ça ne doit pas s’oublier si facilement.
Bert’ vient ici depuis plus longtemps que moi. Je crois qu’il attend quelqu’un qu’il a rencontré ici il y a des années et e doit être le seul espoir qu’il ait de revoir cette personne. Pauvre type. Elle ne reviendra pas. J’aimerais bien lui dire, comme tout le monde ici, mais si on lui enlève ce rêve, il ne lui restera rien.
Bert ressemble à l’idée que vous vous faites d’une garagiste d’une petite ville de province. Fermez les yeux, imaginez, oui, c’est lui. Mais Bert’ est généreux, triste et seul. Et Bert’ est là, les yeux pleins de larmes en m’écoutant jouer cette chanson qui doit faire resurgir de nombreux souvenirs, au moins un, d’un bonheur passé et révolu. Voilà que je fais de grandes phrases, le whisky du vieux Sal est décidément trop bon pour un endroit pareil. Soirée étrange…
Ma pause. Un quart d’heure à tirer. Je vais griller quelques clopes derrière, en coulisse. Tout cet endroit devrait être rasé… Quoique… Ils mettraient sans doute un centre commercial à la place. Il vaut mieux que ça reste tel quel, « Le dernier rade avant l’Enfer ». Bon titre de film. Et puis, que ferait Bert si ça arrivait ? Traîner sa vie triste et morne entre les rayonnages de papier chiottes et de nourriture pour chat ? Non… Et les autres ?
Ok, moi, je ne suis plus concerné, c’est ma dernière nuit ici. Mon dernier quart d’heure même. Penser à tout ce temps que je vais avoir pour moi… Penser à tout ce que je vais pouvoir faire pour le combler…
Elle était pieds nus. Et nous avons discuté de musique en fumant quelques cigarettes… Rien de bien méchant finalement. Après ça, nous avons fait l’amour dans sa voiture, plutôt agréable d’ailleurs. Bon… j’y retourne.
J’ouvre la porte et le contraste avec l’extérieur me renverse, comme à chaque fois. Dehors : le froid. Dedans : la chaleur moite commune à tous les bars paumés au milieu de nulle part. Ce mélange de transpiration, de fumée et de senteur d’alcools forts, tout ça va me manquer, vraiment. Je traverse ça comme si tout cet endroit m’appartenait, regardant droit devant moi, mon éternelle clope au bec, mal rasé. Un fantôme en sursis, une ombre sortie d’un vieux film en noir et blanc, un survivant, peut-être. Dans mon esprit, je ne suis déjà plus ici.
Le piano est là, comme toujours et je m’installe derrière. J’égrène quelques notes en toussant et je commence Born To Be Blue. Je me souviens que quelques semaines après avoir commencé ici, je me suis mis dans la tête que je pouvais aussi chanter. Ce n’était pas concluant. Je fixe la pendule en face de moi en espérant que le temps passe plus vite mais, les aiguilles avancent toujours à la même vitesse.
Je me souviens avoir dit : « T’as un boulot ? » La réponse avait été non. En voyant la tronche que je tirais, elle a ajouté qu’elle avait trouvé un moyen simple et efficace de gagner sa vie sans avoir à travailler et elle a ajouté « mais tu ne vas pas aimer »
Mary fréquentait les bars, tous les bars et pas seulement celui où je bossais. En fait, elle collectionnait les hommes mariés qu’elle faisait chanter… Ce qui faisait qu’elle avait un revenu fixe. Je sais… C’est un peu malsain comme façon de vivre mais bon, on s’en sort comme on peut et, ils y trouvaient aussi leur compte. Qu’est-ce qui était différent avec moi ? Tout simplement le fait que je n’avais pas un rond. Et puis, elle m’aimait. Enfin, je crois.
Je sais, vous avez déjà entendu cette histoire un million de fois. Disons que la vie est un éternel recommencement.
Et ce soir, elle doit faire cracher un des hommes les plus riche de la ville. Je pense que vous le connaissez. Avec l’argent, on part s’installer ailleurs, elle arrête ses combines et moi, je me consacre à autre chose. Combien de fois j’ai tenté de partir d’ici mais c’était impossible. C’est comme si cet endroit vous retenez dans ses griffes. Vous naissez ici, vous mourrez ici.
Voilà, c’est fou comme le temps passe plus vite quand on discute. Je vide mon verre d’un trait et titube jusqu'au bar.
« Ok j’ai fini pour ce soir Sal. Je t’aide pas ce soir pour la fermeture. Et passe moi une bonne bouteille de whisky… »
Sal s’execute, brave gars. En fait, c’est une coutume, il retient les bouteilles que je prend sur mon salaire.
« En fait, passe moi une flasque aussi, je rentre à pied ce soir »
Je fais un grand mouvement de la main à toute la salle et je sors.
Saleté de pollution, on voit même pas les étoiles. J’allume une nouvelle clope et je me mets en route vers son appart’. A cette heure ci, il n’y a pas un chat dans les rues. Je bois quelques gorgées de liquide en marchant et, il est aussi raide que d’habitude. Sacré Sal, je me demande où il trouve ce truc.
Cette ville est devenue triste. Tout est gris, tout le monde a toujours l’air au bord du suicide. D’où est-ce que ça vient ? Quand on était gamins on s’amusait ici. Bah, les temps changent, c’est normal.
My Funny Valentine, c’est la chanson qui passait à la radio quand nous étions tous les deux allongés sur la banquette arrière de sa voiture, Mary et moi. Je me souviens avoir pensé un truc du genre « Et bien, elle ne pouvait pas mieux tomber celle-là ». C’était la version de Chet Baker, avoir sa voix fatiguée on aurait dit qu’il allait mourir d’un instant à l’autre. En fait, on pouvait voir son esprit se balancer devant nous, un sourire triste au lèvres et une expression sur le visage voulant dire « Et oui, je sais, j’ai tout vu » Je ne l’ai plus écouté de la même façon par la suite.
Et voilà, je suis devant chez elle et la flasque est vide. Je me calmerais quand je serais mort. Pas de lumière, pas de bruit, je suis en avance.
Bon, j’ai la clé, je n’ai qu’à ouvrir et m’installer en attendant qu’elle arrive.
Je mets un disque, Dylan, et je vais prendre un verre et de la glace au frigo. J’aime pas vraiment le whisky chaud.
Verre en main, je m’installe dans un fauteuil, en face de la porte. Le disque s’arrête et moi je dors.
Un sommeil sans rêve, calme et tranquille, comme je n’en avais pas eu depuis longtemps. Quand on est habitué à mal dormir, une nuit normale nous fait tellement de bien.
Je suis réveillé par des pas qui arrivent dans le couloir et qui stoppent juste derrière la porte que je fixe. Je dirais qu’ils sont deux. Ils frappent à la porte.
« Hé Mary ! On sait que t’es là, ouvre ! »
Quelque chose me dit que tout ne s’est pas passé comme elle lavait prévu. Je cherche un endroit où me planquer parce q’il est évident qu’ils vont enfoncer cette porte et, je veux pas me trouver en face d’eux à ce moment là. Un petit appartement pour quelqu’un qui rapportait autant de fric. Je ne vois que le lit. Bah, ça me rappellera des souvenirs. Je décolle de mon fauteuil et je me glisse sous le lit. Tiens, il devrait y avoir des valises ici avec moi. Et là je sais. Elle est déjà partie. J’aurais du m’y attendre en fait. Alors à quoi bon ? Je sors de sous le lit, j’ouvre la fenêtre qui donne sur la cour. On est au 5eme étage, je ne me sens pas trop de sauter de cette hauteur mais sur le côté gauche, il y a une gouttière qui arrive jusqu’en bas. Oui, comme dans les films. Je l’attrape et je commence à descendre alors que j’entends la porte céder là haut. A mi-distance, j’aurais du m’y attendre également, mon moyen d’évasion lache et j’atterrie sur le gazon en bas. Couché sur le sol, je peux voir la silhouette d’un des types à la fenêtre de Mary. Je me dis que je ferais mieux de repartir.
Et me revoilà, marchant dans la nuit, cigarette en bouche mais sans alcool cette fois. J’ai l’impression d’avoir fait ça toute ma vie. Vous vous demandez pourquoi je prends ça aussi bien, je veux dire, la trahison de Mary, la chute, passer à deux doigts d’une rencontre avec deux gorilles et le reste. Avec le temps, on apprend à relativiser un minimum. Je sais que ce soir, je serais de nouveau derrière mon piano dans ce bar infâme. Je reverrais les tronches de tous ces types qui me rappellent trop celui que je suis. Tout continuera, sans surprises, jusqu’à ce que je finisse par disparaître, absorbé par ce piano. Je rencontrerais sans doute encore quelqu’un comme Mary, et quand on fera des plans, je me ferais encore avoir. On retient jamais les leçons pas vrai, ou alors on se plait à répéter toujours les mêmes erreurs justement parce que l’inconnu y a disparu. Parler comme ça ça me donne soif moi. Je rentre chez moi, une fois encore. Dans quelques mois, je recevrais une lettre du Paraguay, une lettre de Mary. Elle me dira qu’elle a démarré une nouvelle vie et que je lui manque. Dans l’enveloppe, il y aura l’argent pour un billet d’avion en première classe. J’attraperais le premier avion pour la rejoindre.
Et après…. Après….
Mais pour l’instant, je pousse la porte de cette boutique qui ne ferme jamais, je prend une bouteille de vin, je paie et je sors. Je m’assois sur le trottoir et je bois. Je bois à mes rêves envolés là-haut et qui vont certainement être récupérés par quelqu’un d’autre. Je bois à Mary qui a eu tout ce qu’elle voulait, et méritait d’ailleurs. Je bois à ces deux types qui doivent être en train de se faire engueuler par leur patron. Je bois à chacun des clients de ce bar où, après tout, j’ai ma place. Je bois à ce ciel si rempli de saloperie que les étoiles y resteront voilées jusqu’à la fin des temps. Et je bois à tous les mecs qui comme moi ce sont déjà retrouvés comme ça. Seuls dans une ville remplie de monde.
Jeu 31 Mai - 18:02
la musique...
toujours une atmosphère... à chaque fois je me vois à la place du personnage. ^^ GENIAL dans le sens littéral du terme. Texte plein de génie. ^^ 
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