Le début de l’histoire, c’est l’ennui.
Mon ennui, mon bourreau peut-être. Tout cela est lié à ces années perdues, il y a longtemps, quand j’avais encore des rêves…
Quand je voulais être autre chose que celui que je suis maintenant.
Le point de départ, c’est la frustration.
Trop de temps passé à être quelqu’un que je n’aime pas.
Le fantôme de moi. La Némésis de moi-même.
L’endroit où je me trouve maintenant… Et bien, c’est l’exact contraire de celui où j’aimerais me trouver. Je pense que vous voyez ce que je veux dire.
En ce moment, je regarde le ciel, la nuit. En ce début d’été, je n’ai que ça à faire. Je suis assis dans un de ces fauteuils club en cuir marron sur la terrasse derrière ma maison, un verre à la main et la tête penchée en arrière. Dans cette position, vous pouvez embrasser presque toute la voûte céleste.
Le liquide qui se trouve dans mon verre… Il s’agit de whisky. Un de mes vices cachés, un reste de moi, une mort lente.
Toutes ces étoiles que nous regardons, elles sont déjà mortes quand leur lumière nous parvient ici et maintenant. Nous contemplons des cadavres.
Si je décolle ma tête du dossier du fauteuil, je peux voir toute une partie de la ville, chaque rue et chaque maison qui la compose.
Si je suis ici, c’est parce qu’il ne me reste que des regrets.
D’ici, je peux même voir les gens qui se déplacent là en bas. Appelez ça voyeurisme si vous voulez. En fait, je ne les regarde pas vraiment, j’essaie juste de voir le monde tourner autour.
Un ami m’a raconté l’histoire de ce type mort noyé en essayant d’attraper le reflet de la Lune à la surface d’un lac.
Tout le monde connaît cette histoire.
Là où je me trouve maintenant, le temps est rythmé par le bruit des insectes grillant dans ma lampe anti-moustiques. Cette lumière bleue est la dernier chose qu’ils verront, leur Lune insaisissable à eux.
Mon épaule droite est bleue à cause de cette lumière. Et je peux vous dire combien de victimes cette lampe a fait rien qu’en humant l’air.
Ce fauteuil est plus vieux que moi. Tous les hommes de la famille s’y sont assis. Mon père, le père de mon père et ainsi de suite.
Notre tradition stupide à nous.
Assis là, j’essaie d’imaginer ce qu’ils voyaient mais tout change tellement vite que c’est à peine si je peux en avoir la moindre petite idée.
Le mot qui s’imprime dans mon esprit quand je pense à ça est « moins ». Moins d’immeubles, moins de fils téléphoniques, de paraboles, d’antennes et assimilés, il n’y avait évidemment aucune de ces tours à portables camouflés un peu partout. Pas non plus d’enseignes en néon rouge clignotant, de publicités n’importe où pour n’importe quoi. Et la liste est probablement plus longue encore mais… Je ne veux pas passer la nuit à penser à ça.
Si j’en suis là, c’est parce que je me suis perdu.
Mon reflet doit bien se retrouver à la surface d’une rivière quelconque, là bas.
De derrière moi, par la porte entrouverte, me parvient le bruit d’une émission de télé.
Parasite est le mot qui s’applique le mieux à cette intrusion dans mon univers personnel. Toute cette hypocrisie dégoulinante me donne envie de vomir.
La solution ? Tendre le bras et pousser la porte. Un clac sourd et l’envahisseur a été repoussé.
Tout est tellement pollué par du bruit ou de la fumée que j’en ai mal au crâne tous les soirs.
Mort lente.
Tout le monde veut quelque chose de meilleur que ce qu’il possède déjà.
Améliorer l’améliorable.
Une voiture plus rapide et plus sure.
Une télévision plus grosse.
Un nouveau support audio ou vidéo.
Un ordinateur plus puissant.
Un corps plus mince ou plus musclé.
Une plus grosse poitrine…
Tout cela ne s’arrête jamais. Appelez ça « cercle infernal »
Toutes ces étoiles mortes, nous voient-elles de la même façon que nous les voyons ?
Si j’en suis là c’est parce que j’en ai marre de m’améliorer moi-même.
Pendant longtemps, j’ai fréquenté un bar. J’allais y prendre un verre le soir après mon boulot. Tous les gens présents se ressemblaient et donc, me ressemblaient également. Trop dur de se voir renvoyer sa propre image. J’ai arrêté d’y aller.
Toutes ces vies réunies en un seul et même endroit. Toutes ces vies étaient semblables, nous étions tous les mêmes.
Les grillons chantent sur ma droite et les voitures bourdonnent sur l’autoroute à ma gauche. Moi, le seul bruit que je me permette est celui des glaçons dans mon verre. Ce doux tintement qui me rappelle qu’il faut que je me resserve.
Alors je tends le bras droit et j’attrape ma fidèle bouteille qui dort au pied du fauteuil. Je sais que mon père et les autres faisaient ce même geste.
Je pourrais rester des heures ici, à penser tout seul. On me retrouverait mort dans quelques jours, le sourire aux lèvres. Le verre aurait laissé une traînée du liquide qu’il contenait après être tombé et avoir roulé sur le sol en bois. Un fin heureuse je pense.
Si on me retrouve bien sur. Je peux tout aussi bien me décomposer lentement pendant des
mois sans que personne ne remarque ma disparition.
A commencer par ma femme. Même mon patron ne verrait rien.
Un fantôme qui disparaît n’intéresse personne. Je ne me souviens même plus de la voix de
l’un ou de l’autre. Ma femme ne s’exprime que par onomatopées et mon patron maîtrise à la
perfection l’art des regards pleins de sens. Encore un moment de spleen. Heureusement, je
peux me raccrocher à ce paysage qui s’étale devant mes yeux. Car où que mon regard se pose,
un souvenir remonte à la surface.
C’est ainsi que je me revois jouant avec mon meilleur ami juste en face. On jouait aux
pompiers, nous mettions le feu aux buissons et il fallait l’éteindre avant qu’il n’atteigne la
maison. Mon père dormait toujours sur cette terrasse l’après-midi quand il ne travaillait pas.
Dés qu’il sentait la fumée arriver jusqu'à lui, il ouvrait de grands yeux et criait. Il allait
chercher le grand seau noir de l’autre côté de la maison et nous courrait après avec au lieu de
le jeter sur le feu.
Il faut dire que côté incendies c’était difficile de faire plus dur à brûler que ces buissons. Il
s’en échappait une fumée grisâtre qui sentait l’essence. Sans doute à cause de l’ancienne
décharge qui se trouvait sous le terrain.
La nature assimile vite.
Et maintenant, je me retrouve assis ici à mon tour.
Du bout de mon pied, je touche le clou qui dépasse au bord de la rambarde. Lui aussi il est
là depuis toujours. J’ai passé mon enfance à me demander pourquoi personne ne l’enfonçait et
maintenant je le sais. C’est ce clou qui fait toute la différence. S’il n’était pas là, la terrasse ne
serait plus tout à fait la même. Je sais que c’est plutôt bizarre comme raisonnement mais j’y
tiens moi, à ce clou. Si tout était parfait, bien lisse, bien propre on s’ennuierait un peu je crois.
Deuxième tintement des glaçons. Cette fois c’est le signe qu’il faut que je rentre. Le fauteuil
craque un peu quand je me lève, j’attrape la bouteille d’une main et je rentre.
Quand on quitte la terrasse, on arrive dans la cuisine. Le carrelage, blanc cassé, est froid
mais on s’y fait vite. Je remets la bouteille dans le placard, le verre trouve une place dans
l’évier et tout le monde est content. Je réussis à prendre un biscuit avant de pénétrer au salon.
Ma main en coupe sous ma bouche, j’avale ce gâteau au chocolat. Les miettes sont proscrites
au salon, signe de ma perte de contrôle sur ce territoire.
La lumière est tamisée comme dans un de ces halls d’hôtel new age dans le but de donner
une atmosphère plus intimiste au lieu. Le problème c’est que cette pâle lueur est incompatible
avec le tapis vert qui occupe une bonne partie du salon. Vous savez, le même rouge et vert
que les lunettes pour voir en trois dimensions. Et l’orange des murs ne fait que renforcer cette
idée qu’on a d’une atmosphère étouffante.
Et s’il n’y avait que le salon qui défiait les règles de ce qui est visuellement soutenable, mais
non, toute la maison est « décorée » selon le même schéma aléatoire. Du couloir aux murs
vert pomme et au sol bleu outremer jusqu'à la salle de bain rose fushia sur une autre nuance de
bleu, on retrouve cette même absence de goût. Je suppose qu’une grande partie des idées
« créatives » de ma femme ont été trouvées dans quelque magazine féminin d’intérieur.
Mais revenons au salon.
Le canapé est occupé, aussi je dois me faire une place. Des grognements m’annoncent que
l’autre occupant a l’intention de s’adresser à moi. « Prends pas toute la place espèce de
parasite ! Tu pues l’alcool en plus… Va entretenir ta cirrhose plus loin ! »
Des mots haineux lancés avec une conviction telle que ça me rend malade. En plus, je suis
comme beaucoup de monde, je ne sais jamais quoi répondre quand quelqu’un m’agresse
verbalement. Je trouve toujours ce qu’il faut, la phrase ultime, trop tard.
Et là, c’est le cas.
Je m’excuse, et je me lève. De toute façon, je ne crois pas qu’on m’ait déjà adressé la parole
aujourd’hui alors ces quelques mots me rassurent, je suis bien là. Je suis là et je gène même.
C’est une bonne chose. Une façon de me dire : « Hé ! Je ne suis pas qu’une ombre ! »
Retour à la cuisine. Dans le frigo, il n’y a que des yaourts allégés, du lait de soja, du jus de
fruit sans sucre et de la bière sans alcool… autant dire rien du tout.
J’aimerais bien manger quelque chose de gras, bourré de saloperies innommables mais, je
crois que ça n’existe plus. Le placard me fait le même effet. Je reprends ma bouteille de
whisky et je ressors.
Je reste quelques instants, debout sur le pallier, le temps que ma vue s’habitue à l’absence
de lumière « ambiance romantique de supermarché»
Une fois que c’est bon, je descends les marches et entreprends de trouver un endroit éloigné
de tout histoire de finir la nuit en beauté. Je n’ai pas vraiment envie de rester dormir ici. De temps
en temps, il faut savoir s’éloigner un peu de tout ce qui ne va pas.
Je me dirige vers les buissons en tâtant ma poche pour voir si j’ai un briquet mais il n’y en a
malheureusement pas Le buisson est sauvé. La maison aussi peut-être. Alors je reviens sur
mes pas, longe la maison et m’éloigne de la civilisation.